
Haut Comme 3 pommes
L'ultime Voyage
La solitude. L’absence des rires, des pleurs, des incessantes questions du jeune garçon lui était insoutenable. A chaque instant, le silence lui rappelait son départ. Il l'avait recueilli et l’avait élevé seul sur ce petit bout de plage. Il pensait être prêt pour ce jour… Il se trompait. Il avait atteint un grand âge, tous ceux qui un jour avait connu son nom avaient disparus. Il n’était maintenant plus que "le vieux pêcheur". Seul. Etendu sur le sable fin de cette île déserte. Il avait vécu bien plus que le plus téméraire des aventuriers, vu des choses aussi étranges qu’incroyables qui feraient perdre la raison au plus solide des hommes. Mais aujourd’hui, tout ça prenait fin. Son ultime quête, sa plus précieuse, avait été de s’occuper de cet enfant. Il ne lui restait maintenant plus qu’à préparer son ultime voyage…
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Il se releva doucement puis rentra dans la petite cabane qui abritait tant de souvenirs. Elle était petite, froide, vide. Elle qui contenait tant de vie était devenu éteinte. Une table et deux chaises de fortunes trônaient au centre. Divers objets étaient répartis dessus. Un espace avec un évier rudimentaire et des couverts en bois était adossé au fond de la pièce. Sur la gauche, une échelle montait vers un petit renfoncement dans le mur, où un hamac prenait la poussière, désespérément vide. Derrière la table, face à un dessin représentant un vieillard et un enfant, siégeait un fauteuil à bascule, rembourré par des feuilles et du sable. Le vieux pêcheur posa la main sur le siège, avant de caresser lentement le portrait. Une larme coula doucement de sa joue pour se perdre dans sa barbe blanche touffue. Il ferma les yeux, se perdant pendant quelques secondes dans ses souvenirs. Enfin, après une longue inspiration, il les rouvrit, se retourna et s’avança vers la table. Sur un drap étaient déposés en désordre divers objets : une longue vue, une hachette, une pierre dégageant une légère fumée noire, une dague, un pistolet à silex rouillé, une carte, un morceau de tissus tâché de rouge tirant sur le marron, une épée… Tous les souvenirs qu’une vie d’aventure pouvait rassembler. D’un geste que l’âge avait rendu maladroit, il noua le tissu autour de ces reliques à la manière d’un baluchon. Il se dirigea ensuite vers un coffre cadenassé large de près de deux mètres, que les araignées avaient conquis depuis longtemps déjà. Il fouilla dans sa barbe, en tira une clé en métal. Ignorant l’agitation frénétiques des arachnides, il leva le couvercle avec délicatesse. Au fond reposait une vieille canne à pêche. Il s’en saisit, souffla la poussière et l’observa d’un œil nostalgique. L’outil était long d’un mètre soixante, était fait dans une matière semblable au bambou et de fines inscriptions étaient gravées dans le manche. On pouvait lire parmi elles deux noms, « Lucy » et « Ed », suivi d’une inscription dégageant une faible lueur « Espoir ». Des souvenirs qui ne l’avaient pas hanté depuis des années...
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Il balaya du regard l’intérieur de la cabane, puis d’un air décidé, il prit le wok posé au fond de la pièce, par une ficelle, il l’attacha à son dos avant de s’approcher de la porte. Il coiffa le chapeau de paille suspendu à la poignée et pour la dernière fois de son existence, quitta la cabane, et son ancienne vie. A quelques pas de l'habitation se trouvait un radeau rudimentaire, fraîchement fabriqué, d’une base de quatre mètres sur deux. Un mât au centre, de trois mètres de haut, permettait à l'embarcation de pouvoir prendre le vent. Le vieux pêcheur hissa tant bien que mal son faible canot jusqu'à ce que l'écume des vagues mourante caresse délicatement le bois de celui-ci. Le soleil se couchait derrière l'Océan, embrasant les eaux qui, une minute plus tôt, étaient d'un bleu limpide aussi clair et pur que les larmes qui s'écoulaient sereinement sur les joues émaciées du grand-père, traversant l'intense feuillage de sa barbe pour finir par se perdre parmi les milliards de gouttes flânant à la surface des flots. C'était un aventurier. Le monde était son foyer, voyager sa raison de vivre. Pourtant, en quittant cette île, il n'abandonnait pas seulement sa vieille cabane et quelques affaires. Il avait l'impression de renoncer à ce qui le maintenait en vie car partir signifiait pour lui se résigner à la sombre réalité. Il était vieux et avec le départ du jeune garçon, il avait achevé sa dernière quête. A nouveau, il ferma les yeux. Il huma l'air salée et iodée qui lui chatouillait joyeusement les narines. Il avait tant vécu. Il était temps pour lui de rejoindre sa dernière destination. La plus excitante et mystérieuse de toutes. Il rouvrit les yeux, se pencha, poussa d'un coup sec le radeau qui glissa sur l'eau, il y posa son baluchon et sa canne à pêche avant de grimper lui-même dessus. Le ciel était pur, aucun nuage ne venait tâcher sa robe qui offrait un dégradé parfaitement régulier de l'orange à l'indigo. Le monde ne fut que silence et inertie. La première bourrasque vint gonfler la voile déployée de la barque et, doucement, elle s'élança vers le lointain. Alors qu'il s'enfonçait dans l'horizon, à la façon d'un illustre viking, le vieux pêcheur se tenait droit, regardant en arrière vers son passé. Puis, imperturbable, il tourna les yeux vers l'Océan, afin d'entreprendre le voyage qu'il n'avait eu de cesse de repousser, celui que tous doivent un jour entreprendre. Ecartant les bras comme un adieu au monde qui lui avait tant offert, il s'enfonça dans le néant. L'univers se taisait, comme s'il vouait un respect religieux envers son plus grand aventurier disparaissant au loin. Aucun bruit, aucun mouvement ne vint perturber cet instant où le ciel et la mer offraient pour leur hôte leurs plus belles couleurs. Le temps était figé alors que la barque s’éloignait. Au bout d'un moment où se mêlèrent siècles et secondes, la silhouette du vieux pêcheur disparut dans l'horizon. A cet instant, comme si la magie n'opérait plus, le soleil se coucha, les couleurs s'obscurcirent, les vagues remuèrent de nouveau le calme plat des flots, les nuages polluèrent la netteté du ciel, les oiseaux reprient en cœur leur chant désordonné, la faune reprit son agitation imprévisible et sauvage... Toute la vie reprit son harmonie, plus belle que jamais. Comme si cette interruption n'avait jamais existé. Comme si le pêcheur n'avait jamais été là.
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Dans la nuit, à des centaines de miles de l'île, un petit navire approchait du modeste quai d'un village de pêcheur éclairé par la lumière des lampes à huiles. A son bord se trouvait un jeune garçon, tapant machinalement la main sur son gouvernail, tremblant et les traits du visages tirés par la nervosité. Il doutait. Machinalement, il fixait l'eau sur lequel glissait l'embarcation. Les écumes dansaient joyeusement quand brusquement, un visage de vieillard à la barbe hirsute et au chapeau de paille sembla se dessiner dans le remus des vagues, arborant un sourire empreint de fierté. Le garçon cligna des yeux. Le visage n’était plus là. Les joues ruisselantes de larmes, il releva la tête et fixa le village à quelques mètres maintenant. Un vieil aventurier s'était éteint ce soir. Le jeune garçon mis pied à terre, apaisé, le regard résolu. Un nouveau était né.